- Le Second Stade du Miroir -

Tout le monde connaît ou a entendu parler du "stade du miroir", concept cher à certain psychologues ou psychanalystes... Ce moment où l'image présumée de soi se réfléchie, s'ancre et se personnalise... "C'est moi!" Un corps-identité se crée, avec plus ou moins de bonheur ou d'erreur et s'affirme. Et cela, ce "moi", cette identité incertaine va allant ou aller s'amplifier et se construire... De ce point énoncé et supposé, la Grande et Belle Aventure du "moi" commence!... Pardon, du Moi ! (Si vous manquez d'informations à ce sujet et êtes curieux, une vaste littérature vous attend! Sinon tout va bien, vous pouvez suivre.)

Je veux pointer ici sur ce que j'appellerais, faute de mieux, le "second stade du miroir", très peu remarqué et encore moins exploré. Nous allons donc notre vie nous créant peu à peu une personnalité, une identité plus ou moins passable et recevable et si possible digne d'amour ou au moins d'attention... Bonne ou mauvaise... Les aléas sont nombreux et les avanies ou déceptions et incompréhensions légions! On se débrouille quand même, sauf cas extrême, à obtenir de-ci de-là, cahin-caha, quelques "Bon Point", sinon les mauvaises notes feront aussi l'affaire. Et on continue la route et l'invention, ou mieux, la construction du mythe personnel... "Moi, moi, moi!" Ego. Vous connaissez sans doute.

Certains matins ou soirs, après la toilette, le rasage, l'épilation, le maquillage ou le brossage de dents (je vous passe la pratique connue mais peu flatteuse de l'éradication forcenée des points noirs ou blancs), il arrive que nous nous regardions, ou plutôt que nous nous apercevions. Non pas l'usuel regard général ou flou d'assentiment esthétique convenu, mais un regard à regard, un imprévu les yeux dans les yeux... Moment fugace souvent rejeté bien vite car une dérangeante question accompagne cette rencontre glaçante, une voix - est-elle intérieure? - émerge alors impunément: "Qui es-tu?"...

Un moment d'arrêt incertain et sans tain dans ce face à glace abrupt... "Qui es-tu?"... Comme si de l'autre côté, quelqu'un d'autre venait crever à la surface de l'eau du miroir supposée solide et certaine, et nous poser cette question droit dans les yeux! Inouï, voire même insensé!... Heureusement on y accorde bien souvent que peu de crédit tout occupés que nous sommes à l'importance de notre paraître. On se remet le cheveux ou le sourcil en place, ne pas déranger... Et la vie reprend son cours habituel, le complexe du «moi » va s'épanouissant. Il ne s'est rien - ou presque - passé.

Malignité et insouciance, ou facétie du vivant, il arrive que de temps à autre, cette accroche au miroir se reproduise. Au beau milieu de nos occupations les plus familières et intimes, d'un coup ce regard ressurgi! Et la même question se réentend: "Qui es-tu?"... Un moment d'arrêt, un temps mort, un silence... Pas de réponse... Cette fois un flottement curieux... Et même étrange! Comme si on ne savait pas qui on est! Comble d'impudence encore! Allez assez divagué! Et la vie certifiée et estampillée continue son train-train de normes et ses habituelles routines diurnes et nocturnes...

On peut passer sa vie relativement tranquille et ne pas en être plus dérangé ou étonné... Simple curiosité passagère ou gentille anomalie de l'esprit sans conséquence dans un moment d'égarement ou de songerie de toilette... Nul ombrage. Mais... Il arrive aussi que cette rencontre fortuite, ou cet arrêt, frappe de toute sa rigueur au coeur même de notre vie! Comme si ne suffisait pas ce miroir d'aisance, notre vie même vient jouer à la grande psyché et nous planter son reflet en vitrine dans les yeux et nous demander le déjà fameux "Qui es-tu?" ! Là l'évitement furtif est beaucoup plus délicat... Et même assez inconfortable...

Un moment anodin dans l'intimité de nos toilettes, passe; mais là, au coeur de nos devoirs, de nos amours, de notre travail, de notre famille, de notre patrie, de nos amis, de nos si chères relations et conceptions, c'en est trop! Il faut bien s'arrêter au moins un instant. D'ailleurs on n'a pas vraiment le choix. On est pris par surprise et à la gorge! "Qu'est-ce que c'est que ça?" Pris en flagrant délit de contradiction pure avec soi-même! Un arrêt massif et brutal. Et dans ce mouvement de retour de vrai regard sur soi, une chose bizarre se produit, la question connue se retourne! "Qui suis-je ?".

Finalement, à cet endroit non signalisé ni prévisible, il n'y a plus d'autre voix. Ici commence, ou déjà fini, ce "second stade du miroir", qui n'a plus d'autre reflet ou réflexion que soi même. Soi-même, même si inconnu, mais soi-même; plus cette fumeuse ou sulfureuse "image de soi". Plus le paraître ni le prétendre du personnage projeté et de ses objets de représentation, séduction et gratification; mais bien l'être réel sous-tendu, ignoré, passé sous silence par les normes éducatives et sociales; l'être et sa conscience sans détour ni atours. "Qui suis-je ?"... Quoi?! Question impossible...

Ici, le personnage ou caractère fantoche touche à sa fin car il n'a plus les moyens de répondre, et soudainement personne alentour ne peut donner de véritable réponse ! Etonnant! Les savoirs, connaissances, livres et idées reçues, fabriquées, falsifiées ou empruntées ne suffisent plus, même si l'on peut encore, vainement, tenter de s'y accrocher. Il faut y aller voir soi-même! C'est une mise à nu sans égard, un écorchement vif de l'âme, une écoute brûlante et dévorante, une plongée insoupçonnée dans les abysses de la conscience et une rencontre inattendue. Seules retrouvailles qui vaillent. Véritable et pure intimité.

PS: On peut, par pur plaisir, évoquer le "troisième stade du miroir", quand le deuxième s'épuise de lui-même et s'inexiste. Il ne reste alors que pure réflexion, sans sujet ni objet, autrement dit, Pure Conscience. Mais est-ce une fin en soi? Bien sûr que non! C'est sans fin, et même sans début! C'est l'Infini qui joue et danse et chante avec Lui-même! C'est une épopée épique, une équipée sauvage! Une Joie sans nom ni raison. 1 - 2 - 3 - 4! Les Jeux du Stade!
Pure jubilation de l'Etre.

Turiya
in "Les Histoires de Tonton Chacha"
Pour tous les Crapouillots et les Crapouillettes, si il en reste !

Ah ! J'oubliais... C'est une incroyable histoire d'amour! Et c'est même la seule qui soit !

 Nb: Turiya est le "quatrième", ni stade, ni état, ni miroir... Il ne s'en dit rien... D'ailleurs qui l'entendrait? Il n'y a personne!