"Qui es-tu?"

Yvan Amar ; Ok, si vous avez des questions.

Auditeur : J'aurais envie de demander, c'est la première fois que je viens, j'ai entendu parler de toi récemment; qui es-tu ?

Yvan: ...(silence)... Tu sais j'échappe pas à la règle, je suis ce que les autres font de moi. Quoi que je dise, quoi que je fasse, je suis ce que les autres font de moi. Tant qu'il y a des autres. comme ça, en répondant de cette façon là, je reste dans le champ de l'expérience immédiate...

Maintenant je peux dire aussi que je suis la source de ta question, et qu'étant la source de ta question je ne suis pas une réponse. Donc je ne suis pas un objet que l'on peut explorer... Mais ceux qui me rencontrent, qui vont plutôt qu'explorer un objet, mais explorer la source de leur question au travers de moi, ceux là peuvent vivre des moments de reconnaissance où ils ne savent pas qui je suis, mais ils savent ce qui entre eux et moi est commun.

Si je dis ce que je suis et que cela reste quelque chose d'extérieur à toi, quel intérêt ?... Si je dis je suis, je sais pas moi... la "Réalité", le "Satchitananda", "l'Urgrund" de Maître Eckhart... c'est du blabla... Si ce que je suis est d'un intérêt quelconque, c'est dans la mesure où ça devient l'occasion de l'abolissement de la séparation entre toi et moi. Si effectivement dans une qualité de reconnaissance, ce qui est reconnu abolit la séparation entre toi et moi, alors ça peut avoir un intérêt qu'on se rencontre.

Mais ce que je suis, je sais pas. Je suis ce qu'on fait de moi. Pour certains je suis un voisin encombrant, pour d'autres je suis un papa sévère, je sais pas, certains pensent que je suis un gourou, d'autres pensent que je suis un faux gourou, certains un mauvais homme d'affaire, d'autres un bon éditeur... moi je sais pas. Si on vient pour savoir ce que je suis, qui je suis, c'est limiter ce qui vient. Tu comprends ?...

Mais si on fait de cette rencontre l'opportunité d'une découverte qui nous est commune, où il y a pas de différence entre nous, si cette rencontre peut être l'opportunité de s'éveiller dans une conscience où, tout en ayant des différences, il n'y a pas de séparation, alors on a découvert quelque chose de beaucoup plus important que ce que je suis ou ce que tu es.

Et puis on peut très bien se contenter à ce moment là d'être un voisin chiant pour certains, un papa sévère, d'être un mari agréable, ou désagréable, d'être un enfant ingrat ou méritant. On restera toujours ce que les autres font de nous, on n'y échappe pas.

Seulement, à un moment donné, c'est dans le poème de Rudyard Kipling, If, "Tu seras un homme mon fils", il dit "quand tu pourras accueillir ces deux menteurs d'un seul front", ça a des relents de Gîta ça... Quand tu peux accueillir la louange ou le blâme d'un même front... Je crois que je suis un même front. Et le comble... vous savez ce que c'est le comble de l'Un ?... Bah, l'Un ne peut pas faire l'unanimité ! C'est le comble de l'Un... Eh bien rassurez-vous, nous sommes le comble de l'Un!... Et c'est très... - euh -... c'est cool quoi ! (rires)

Une fois qu'on s'est débarrassé de cette terrible maladie que de vouloir faire l'unanimité !... - Il y en a qui pensent que le Christ a raté sa sortie, il avait déjà raté son entrée -... Quand on n'est plus... quand on peut effectivement laisser venir, accueillir qu'on est ce que chacun fait de nous...

Maintenant celui qui vient me solliciter pour cette qualité de reconnaissance là, j'essaye de le servir de mon mieux. Je suis pas toujours inspiré, quelques fois je suis remarquablement inspiré... c'est pas ma faute... des fois beaucoup moins, je peux être fatigué aussi, quelques fois je suis fatigué et inspiré, mais je suis... Profondément j'ai cette foi intime que même pas inspiré je suis toujours inspirant, parce que ce dont je parle, ce à partir de quoi je parle, c'est cette reconnaissance de l'Un qui abolit la séparation entre nous. Ça c'est mon sol, et mon soleil.

Je ne sais jamais ce que je vais dire, je n'ai aucune faculté particulière, je matérialise pas des lingas, je lis pas l'avenir, je connais pas les incarnations passées, j'ai déjà du mal à me rappeler ce que j'ai fait hier, je suis dans une condition physique épouvantable... Ceux qui pensent qu'un gourou doit être en bonne santé, il vaut mieux qu'ils s'en aillent ! Parce qu'en plus je suis peut-être même contagieux, j'en sais rien...

Il y a des gens qui au bout d'un certain temps qu'ils sont avec moi, commencent à avoir des symptômes bizarres, ils toussent, ils dorment mal, ils me voient la nuit, alors que moi j'ai déjà du mal à dormir... je vais pas aller les embêter... Et il y en a qui ont des expériences, moi j'ai jamais d'expérience, il y a déjà tellement de choses qui arrivent !... J'ai pas les critères du gourou standard. Si pour beaucoup, être gourou, ou éveillé, ou je sais pas quoi doit être synonyme de réussite dans la vie... je suis pas une bonne publicité pour cette marque là. Bien qu'au plus profond de moi...

Il y a un peintre que j'aime beaucoup qui s'appelle Bonnard, et Bonnard disait "Il faut pas peindre la vie, il faut rendre la peinture vivante", et moi j'ai le sentiment, je réussis peut-être pas dans la vie, mais je suis vivant. Et au moins quand je me plante, je me plante d'une façon vivante, voilà.

Par moment j'ai le sentiment que j'ai un enseignement, que je pourrais définir, découper, dire, "-petit a -petit b -petit c"... J'aime bien ces trucs là, je suis un peu structuré comme ça, des copains astrologues diront que c'est mon ascendant vierge... ma foi... et j'aime bien "petit a petit b petit c", mais je me rends compte que dans la vie il y a pas de petit a petit b petit c... donc j'ai un enseignement qui pourrait rentrer dans un très beau... "package" ; avec pleins de "-petits a -petits b -petits c", et qui serait intelligent je pense... ça peut servir...

Mais au plus profond de moi je n'y adhère pas. Je peux avoir l'air de répéter les mêmes choses souvent, et ça va donner un sens à ce « packaging », mais au plus profond de moi, j'ai ce que j'échange maintenant... On le sent ou on le sent pas... C'est. Mon enseignement c'est ma façon d'être. Ce n'est pas un objet. Et c'est comment ça va devenir la façon d'être de quelqu'un, et c'est pas un objet dont d'un seul coup il doit témoigner comme si je lui avais transmis un espèce de colifichet et puis qu'il doit à son tour avoir un colifichet...

Vous avez vu "la vie de Brian", des Monty Python ?... A un moment donné il y a ce pauvre messie après qui tout le monde court, et puis il perd une sandale... alors il y a toute la horde qui le poursuivait qui s'arrête, et puis on voit cette sandale, la sandale du messie, il l'a lâchée, le signe !... Le signe du messie, et puis finalement il y en a un qui la prend et qui la brandit comme ça, et tous les autres retirent une sandale qu'ils brandissent ! C'est génial !...

Alors il m'arrive de perdre des tas de sandales, mais profondément je crois pas qu'un enseignement puisse se structurer... Il y a des repères bien sûr, il y a des rappels, il y a des choses qui parlent à une époque. Je sais que ce que je dis aujourd'hui, c'est un enseignement vivant qui correspond à ces personnes qui viennent s'adresser à moi, je réponds quelque chose de vivant dans le langage d'aujourd'hui qui a été trempé à des tas de sources, à ce que je dois à mon maître, aux différents instructeurs que j'ai rencontrés, à des courants comme ça que je sens passer en moi, mais profondément c'est libre de toute appartenance... c'est plus que ce que je suis.

C'est cette façon unique qu'a le vivant de s'exprimer en moi pour inviter toutes les façons uniques qui viennent vers moi. C'est une invitation à chacune de ces façons uniques que vous incarnez, d'exprimer le vivant. C'est une invitation à chacune de ces façons uniques de se reconnaître...

Alors quelquefois je pourrais sentir que ça pourrait être bien de favoriser la création d'un texte où il y aurait, entre guillemets, cet "enseignement"... puis par moment... je trouve que c'est si joli le printemps qui vient... Qu'est-ce que je peux dire de mieux que le soleil qui se lève le matin ?... Qu'une fleur qui pousse sur un arbre ?... Un enfant qui appelle sa mère parce qu'il a faim ?... La question qui monte dans ton coeur, "Qui es-tu ?"... Pourquoi répondre à ça ? Hum ?...

Est-ce que c'est déjà pas... Est-ce qu'un authentique instructeur, si cela existe, ne doit-il pas d'un seul coup mettre cette question sur l'autel de la vérité ?... Dire, "Regarde, est-ce que c'est pas suffisant de pouvoir demander ça ?... Pourquoi chercher une réponse quand la question est déjà si belle, si possible, quand elle exprime déjà le fait de l'homme ?"... Quand tu me demandes "qui es-tu ?", c'est... c'est Dieu lui-même qui s'interroge, qui dit, "Finalement qui suis-je ?"... Et c'est pas sa joie ce mystère là ? hum ?... Il ferait une dépression s'il apprenait qui il était le pauvre !... Non. On peut pas savoir, on peut pas savoir...

Il doit y avoir un goût de liberté, et déjà, il y a une façon de poser la question qui a un goût de liberté en fait... et c'est peut-être ça qui doit nous toucher à un moment donné de... Bon, j'entends Jean-Pierre et Marie qui me sont proches, qu'on connaît pour la plupart tous ici, et, qu'est-ce qui est le plus beau ? Est-ce que ce serait des connaissances que posséderaient des barbus ou des chauves qu'ils ont rencontrés là-bas ? Ou est-ce que c'est le goût du voyage ?... Hein ?... Que vaut le pèlerinage ?... Est-ce qu'il vaut pour l'idole devant laquelle on s'incline ? Ou pour le voyage lui-même ?... Mon enseignement est un voyage... je ne transporte pas d'idole dans mes poches.

Je raconte parfois que mon plus vieux souvenir, quelque part il a dû me marquer profondément... mais c'est un vieux souvenir, je sais pas, j'avais cinq ans peut-être... Je me rappelle que j'avais un manteau en peau de lapin, et c'est la première fois que je voyais la neige... J'ai été élevé en Normandie, et alors je suis allé marcher dans cette immense étendue de neige, c'était fantastique !... Et je touchais cette neige et je trouvais ça tellement beau que j'en ai mis plein mes poches pour la ramener à la maison!...

Et alors je suis rentré à la maison tout joyeux, j'allais jouer avec ma neige !... Et j'ai remis les mains dans les poches, et je cherchais je cherchais... c'était tout mouillé mais il y avait plus de neige !... Et j'étais triste, et tout le monde rigolait autour de moi... et je regardais et il y avait plus de neige !... Bah, j'ai cessé de mettre la neige dans mes poches. La neige n'est pas faite pour aller dans les poches. Voilà...

Et puis peut-être que ça rend simple, plus humble, plus naturel... Naturellement humble, simple, humain quoi... et puis disponible à l'étonnement perpétuel... Je crois que l'homme blasé est celui qui a trouvé des poches hermétiques pour préserver la neige. Celui qui n'enferme plus va d'étonnement en étonnement... On est tenté de penser qu'il y a une méthode pour ça. Mais j'ai une confiance naturelle... aussi dans la nature de la neige... même si apparemment cet enseignement a parfois la forme d'une méthode, je sais qu'il fondra dans la poche de ceux qui veulent le garder...

Alors on peut bien faire des livres... On pourrait mettre ça comme slogan sur nos livres, "Fond dans le coeur, pas dans la poche"... "Des livres au goût fondant"... "les éditions du Relié, quelques expériences"...

Entretien avec Yvan Amar. Gordes le 9 Avril 1994

Retour

Transcription privée. "L'éveil n'a pas de copyright". Y.A.